lundi 28 décembre 2020

Coudes posés sur le bois poli du bureau, mains ouvertes, doigts écartés suspendus quelques centimètres au-dessus du clavier, immobile. Immobile et silencieux comme si ce blanc constituait le prélude solennel à l’exécution d’un morceau d’anthologie.

Sauf que, l’immobilité et le silence persistant, le spectateur est pris de malaise lorsqu’il s’aperçoit que le pianiste ne connaît pas sa partition ou que le graphomane ne connaît pas ses mots.

Là, pour rendre les choses compréhensibles, disons que le pianiste ou le graphomane, c’est moi. Enfin moi1 car le spectateur c’est moi aussi, mais moi2.

 Alors moi2 toussote, remue sur son siège et détourne le regard. Moi1 en profite pour joindre ses deux mains, croiser les doigts et commencer à se tourner les pouces en fixant d’un regard vide le manège de ses gros doigts.

Nul ne sait qui, de moi1 ou de moi2, est le plus mal à l’aise. La scène s’éternise. Quand moi2 cesse de faire couiner son coussin, on peut entendre le frôlement des pouces de moi1. Quand le bruit de ces frottements de peau devient insupportable, moi2 se racle la gorge pour tenter de masquer un son par un autre.

Si inconfortable que puisse paraître la situation, elle n’en est pas moins féconde car, passé ce long moment de gêne, un dialogue se met en place.

C’est moi1 qui prend l’initiative, il dit à moi2 qu’il ne s’est pas rendu compte immédiatement qu’il y avait quelqu’un dans la salle. Moi2 n’est pas dupe mais il joue le jeu ; il répond que, passant par hasard dans le hall, il a remarqué par la porte entrouverte que la scène était éclairée et que, n’ayant rien de mieux à faire, il s’est installé. Moi1 précise que cela ne le gêne pas et même qu’il apprécie car il arrive que la solitude lui pèse.

Moi2 propose alors d’en profiter pour évoquer ensemble la situation. Moi1 sait que moi2 est bienveillant, il n’empêche qu’il éprouve une certaine réticence à se confier. Moi2 essaie de le mettre à l’aise, il lui assure que tout ce qui pourra s’échanger entre eux restera strictement confidentiel. Moi1 n’en doute pas mais il ajoute que même si l’on est deux pour examiner une seule et même conscience, la démarche n’est pas évidente.

Moi2 commence alors, d’une voix douce et posée, à exposer son ressenti. Il dit d’abord que sa position à lui est moins embarrassante puisque personne n’attend de lui une quelconque prestation, il n’est là que pour encourager et féliciter. Il dit encore qu’il lui semble avoir perçu chez son homologue quelque chose qui pourrait s’apparenter à un blocage. Moi1 confirme, il explique que, la plupart du temps, son rituel immuable d’installation lui permet de se mettre en condition, même sans idée préalable, et qu’il peut ensuite assez facilement aller chercher ce dont souvent il ne soupçonne même pas l’existence. Il poursuit ensuite en avouant que, malheureusement, il lui arrive parfois aussi d’être saisi d’une espèce de vertige, vertige qui se mue en angoisse quand il se met à penser que le vide insondable dans lequel il flotte littéralement restera à jamais stérile.

Moi2 demande alors à moi1 s’il pense que l’activité à laquelle il s’adonne serait aussi jubilatoire si tout coulait toujours de source, sans effort. Moi1 répond que non, bien entendu, cela ne lui procurerait plus aucun plaisir. Alors moi2 lui propose de considérer ce qui lui arrive comme une chance.

Moi1 sourit, il sourit et s’exclame finalement : « Tu as raison, je n’écrirai rien aujourd’hui… et c’est tant mieux ! »

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