Dans
ses Carnets, Emil Cioran écrit en
1970 : « J’appelle travail tout effort exempt de plaisir […] ». Il
y a là, me semble-t-il, matière à réfléchir. Le travail, celui qui a son propre
maroquin au conseil des ministres, celui qui occupe nombre de conseillers de
Pôle Emploi, celui qui préoccupe nombre de personnes lancées à sa recherche, ou
encore celui qui précède la Famille et la Patrie dans la devise de l’État
français, est défini par Robert de la manière suivante : « Ensemble
des activités humaines coordonnées en vue de produire ou de contribuer à
produire ce qui est utile ou jugé tel »
(notez la nuance pernicieuse apportée par le complément « …ou jugé tel »).
La notion d’utilité, pour l’ensemble de la communauté humaine, a souvent beaucoup
de mal à émerger dans la pensée collective, et pour cause. Aujourd’hui, compte-tenu
de la façon dont la société est organisée, compte-tenu des « valeurs »
qu’elle promeut, cette notion d’utilité est avant tout individuelle. Le travail
m’est utile en ce sens qu’il me permet de vivre. Il est donc souvent vécu comme
un mal nécessaire. Permettez-moi ici de décerner la palme du cynisme au
malheureux auteur de la formule « Travailler plus pour gagner plus ».
Que n’a-t-il poursuivi un peu plus loin son raisonnement ? Gagner plus,
pourquoi ? Pour consommer plus. Consommer plus, pourquoi ? Pour être plus
heureux ? Foutaises. Foutaises et mensonge. Il n’est qu’à voir où nous mène,
de plus en plus rapidement, de plus en plus sûrement, ce mensonge de l’idéologie
capitaliste. Ai-je une solution à proposer au problème que je soulève ? A
priori, non. La seule chose dont je sois certain c’est d’être pour le moins mal
à l’aise dans un monde où la notion de travail est à ce point galvaudée. Je serais
heureux de contribuer à produire, par mon activité, ce qui est utile. Compte-tenu
des contraintes qui me sont imposées, compte-tenu de l’orientation idéologique
de celles et ceux qui jugent de l’utilité de la chose, je ne puis malheureusement
que reprendre à mon compte, sans réserves, la définition de Cioran. J’affirme
que certains des efforts que je produis peuvent m’apporter du plaisir, j’affirme
également qu’une bonne partie de ceux que je suis appelé à fournir dans mon « travail »
ne m’en apportent aucun. Sommes-nous nombreux dans ce cas ? Il me semble
malheureusement que oui. La solution, j’ai finalement quand même une petite
idée dont je m’empresse de vous faire part, serait peut-être de réussir à prendre
conscience que nous creusons allègrement notre tombe avec la pelle et la pioche
de notre individualisme forcené. Et après ? Après, se poser sérieusement la
question : « Qu’est-ce qui me rend heureux ? », se donner
les moyens démocratiques, légaux, de s’approprier la question de ce qui est
réellement utile pour tous, accepter enfin de renoncer à certains privilèges (ou
avantages ressentis comme tels) individuels. Cela demanderait à coup sûr un
certain travail qui pourrait être ressenti, dans un premier temps, comme un
effort exempt de plaisir mais qui en serait exempt provisoirement seulement puisque
l’accession au bonheur en serait la coda. J’aimerais en fait que nous
réussissions à faire mentir Cioran. Peut-être en serait-il le premier ravi…
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