jeudi 17 octobre 2019

   Dans ses Carnets, Emil Cioran écrit en 1970 : « J’appelle travail tout effort exempt de plaisir […] ». Il y a là, me semble-t-il, matière à réfléchir. Le travail, celui qui a son propre maroquin au conseil des ministres, celui qui occupe nombre de conseillers de Pôle Emploi, celui qui préoccupe nombre de personnes lancées à sa recherche, ou encore celui qui précède la Famille et la Patrie dans la devise de l’État français, est défini par Robert de la manière suivante : « Ensemble des activités humaines coordonnées en vue de produire ou de contribuer à produire ce qui est utile ou jugé tel » (notez la nuance pernicieuse apportée par le complément « …ou jugé tel »). La notion d’utilité, pour l’ensemble de la communauté humaine, a souvent beaucoup de mal à émerger dans la pensée collective, et pour cause. Aujourd’hui, compte-tenu de la façon dont la société est organisée, compte-tenu des « valeurs » qu’elle promeut, cette notion d’utilité est avant tout individuelle. Le travail m’est utile en ce sens qu’il me permet de vivre. Il est donc souvent vécu comme un mal nécessaire. Permettez-moi ici de décerner la palme du cynisme au malheureux auteur de la formule « Travailler plus pour gagner plus ». Que n’a-t-il poursuivi un peu plus loin son raisonnement ? Gagner plus, pourquoi ? Pour consommer plus. Consommer plus, pourquoi ? Pour être plus heureux ? Foutaises. Foutaises et mensonge. Il n’est qu’à voir où nous mène, de plus en plus rapidement, de plus en plus sûrement, ce mensonge de l’idéologie capitaliste. Ai-je une solution à proposer au problème que je soulève ? A priori, non. La seule chose dont je sois certain c’est d’être pour le moins mal à l’aise dans un monde où la notion de travail est à ce point galvaudée. Je serais heureux de contribuer à produire, par mon activité, ce qui est utile. Compte-tenu des contraintes qui me sont imposées, compte-tenu de l’orientation idéologique de celles et ceux qui jugent de l’utilité de la chose, je ne puis malheureusement que reprendre à mon compte, sans réserves, la définition de Cioran. J’affirme que certains des efforts que je produis peuvent m’apporter du plaisir, j’affirme également qu’une bonne partie de ceux que je suis appelé à fournir dans mon « travail » ne m’en apportent aucun. Sommes-nous nombreux dans ce cas ? Il me semble malheureusement que oui. La solution, j’ai finalement quand même une petite idée dont je m’empresse de vous faire part, serait peut-être de réussir à prendre conscience que nous creusons allègrement notre tombe avec la pelle et la pioche de notre individualisme forcené. Et après ? Après, se poser sérieusement la question : « Qu’est-ce qui me rend heureux ? », se donner les moyens démocratiques, légaux, de s’approprier la question de ce qui est réellement utile pour tous, accepter enfin de renoncer à certains privilèges (ou avantages ressentis comme tels) individuels. Cela demanderait à coup sûr un certain travail qui pourrait être ressenti, dans un premier temps, comme un effort exempt de plaisir mais qui en serait exempt provisoirement seulement puisque l’accession au bonheur en serait la coda. J’aimerais en fait que nous réussissions à faire mentir Cioran. Peut-être en serait-il le premier ravi…

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